EXPLORATEUR PLUTOT QU’EXPORTATEUR
2004

En août dernier, j’ai visité avec Alfredo Pini, l’un des fondateurs de l’atelier 5, la très célèbre unité d’habitation de Halen près de Berne. Pini parlait de la Suisse des années 50. Il évoquait une sorte de complexe coupable face à une certaine modernité qui accompagnait la reconstruction des pays dévastés par la guerre. Halen m’apparaissait comme un prototype délocalisé.

Plus tard, à Stockholm, je devais repérer le site d’un nouveau projet. Un ami architecte m’expliquait comment les suédois, dont la capitale était exempte de dégâts de guerre, l’avaient radicalement et violemment transformée pour la moderniser.

Dans les années 80, je vivais dans l’illusion amnésique, que tout, absolument tout, était à inventer.

Dans les années 80, Nori Okabe, architecte japonais alors associé à Renzo Piano, me rapportait de Tokyo des publications rares où je découvrais G. Eckbo, M.P. Friedberg, L. Halprin, D. Kiley, H. Sasaki, R. Zion. Ces productions américaines m’apparaissaient extra-terrestres.

En août dernier, j’étais frappé tardivement et honteusement par quelques évidences :

- Deux guerres mondiales ont dévasté notre profession en Europe

- La Suisse et la Scandinavie, paradis européens de l’architecture, ont une modernité qui relève de projets de société

- Les Etats-Unis, pendant plusieurs décennies ont été le refuge et le creuset de notre culture de paysagistes.

Tout se passe comme s’il existait une histoire cohérente de notre discipline. Mais cette histoire se déplace géographiquement : les éléments se succèdent dans le temps et évoluent, mais ils sont dispersés dans l’espace selon les aléas de l’Histoire. Il s’agit à l’évidence d’une discipline marginale et fragile, dont l’existence est une sorte d’état de latence, sporadiquement réveillée par des opportunités historiques dispersées et éphémères.

Plus on se déplace, plus on parvient à trouver la cohérence des progrès de notre métier, et c’est paradoxalement tout le contraire d’une mondialisation caricaturale. Je me souviens d’une expédition de Darwin qui, pour comprendre certains mécanismes de l’évolution, avait exploité la singularité de quelques archipels. La situation d’insularité amplifiant les caractères singuliers, Darwin se déplaçait dans l’espace, d’île en île, pour reconstituer l’évolution dans le temps.

En 2004, j’ai développé des projets dans 12 pays : aux yeux de l’administration fiscale, je suis un exportateur. A mes yeux, je n’exporte rien du tout. Je voyage en permanence, et cela m’aide à voir. Les différences successives, l’urgence que crée le temps court du voyage donnent, c’est bien connu, une certaine acuité. Tout comme l’histoire de notre profession m’apparaît dispersée géographiquement, je perçois mon propre travail comme une sorte d’histoire accélérée, ballottée par la succession des situations et des désirs.

Chasser en quelque sorte, sur un territoire toujours élargi, chasser les désirs et les espoirs.

On se moque de cette prétention universelle : un projet à Dallas et un projet à Tokyo la même semaine. Des objets semblables, des objets signés ? ça, ce serait de l’exportation.

Explorateur plutôt qu’exportateur, j’aide à voir les paysages, à comprendre les mécanismes qui leur donnent forme, à agir sur ces mécanismes pour transformer.

Voir, trier, choisir : processus de décision que je crois ancré dans cette histoire diffuse et dont je sais qu’il exacerbe les singularités.

Explorer des territoires indéchiffrables, tristement universels, dont les auteurs technocrates relèvent de la mondialisation. Voir, trier, choisir, donner du sens aux paysages désespérants produits par l’absence de désir, l’abondance des labels de qualité et la certitude d’un développement durable.

Je dois dessiner le paysage d’un nouveau canal qui reliera la France du nord de l’Europe. Terrorisé par ma propre incapacité à comprendre les rouages administratifs et technocratiques de cette entreprise, j’ai été rassuré par un ingénieur qui m’a dit : «  Mais vous, vous êtes en situation de faire des choix ».

Et c’est bien là l’essence de ma mission d’explorateur : faire des choix.

Voir, aider à voir, trier, faire des choix. Donner du sens.