le rôle des paysagistes : DES PROGRÈS CONSIDÉRABLES ET FRAGILES
la revue urbanisme
La revue urbanisme, hors série n°56, juin 2016

Évaluer la situation de la profession en France, c’est d’abord mesurer le chemin parcouru. Rappeler qu’après l’hécatombe de la guerre, le paysage n’a joué qu’un rôle mineur jusqu’à la fin des années 1970, malgré les opportunités de la Reconstruction et des Villes nouvelles. Considéré comme un luxe, il a eu peu d’apport conceptuel, contrairement à ce qui se développait en même temps en Amérique du nord ou aux Pays-Bas. L’école de Versailles n’a redémarré qu’en 1976. Aujourd’hui, la commande, la conscience du territoire, la compétence sont incomparablement meilleures.

Nous sommes nombreux, la présence d’un paysagiste est obligatoire dans de nombreux concours et, depuis quelques années, certains d’entre nous sont même mandataires, leaders d’équipes de maîtrise d’œuvre : des maîtres d’ouvrage estiment que le paysage peut être l’élément de cohérence capital dans un ensemble d’études sur un territoire. Lorsque la compréhension de la géographie naturelle peut déterminer l’implantation des infrastructures, le paysagiste devient davantage qu’un embellisseur de routes et de parcs dessinés par des ingénieurs et des architectes. La notion de parkway en offre un exemple-clé. Ou la gestion de l’eau, quand la collecte des eaux à grande échelle offre un levier à la constitution des espaces publics – ainsi à Saclay, nous résistons aux ingénieurs, y compris environnementaux, sur la base d’une réalité physique, une cohérence fondée et légitime. Cette position permet d’éviter le fractionnement et les rapports de force entre disciplines. En travaillant beaucoup à l’étranger, je rencontre souvent des concepteurs qui trouvent normal ce dialogue, loin des archaïsmes encore présents en Europe.

Autre évolution positive, la métropolisation a généré une nouvelle commande, la volonté des collectivités et des politiques de produire des visions territoriales à long terme. Des images où le paysage compte, comme l’a montré la consultation du Grand Paris, qui a eu un effet accélérateur. Depuis, le pays continue à développer de telles visions territoriales, qui renforcent notre reconnaissance à l’étranger.

Exercer comme assistants à la maîtrise d’ouvrage est également essentiel. Sans prétendre tout maîtriser, la collaboration avec les services s’avèrent très intéressante, surtout depuis que les accords-cadres permettent d’intervenir dans la durée, au-delà même des alternances politiques. Nous avons contribué à fabriquer cette commande, qui ne suffit pas pour permettre aux agences de vivre mais dont l’impact sur le territoire s’avère très bénéfique. Et nous devons rester créatifs sur ce thème.

Voilà des progrès inespérés et considérables – bien qu’encore marginaux. Et fragiles. La crise produit beaucoup de concurrents à notre profession. Et elle tend à réduire les moyens. En France, on a peu investi sur le paysage et les espaces publics. Ce qui a été fait dans les centres reste très minoritaire, comparé à ces transformations urbaines gigantesques dont l’importance n’a pas été mesurée, ces rocades, autoroutes, parkings, zones commerciales… Et aujourd’hui on prétend faire encore moins, puisque c’est la crise… Il faut se battre pour trouver les moyens des projets qui ont été annoncés, alors que la facilité tend à se contenter de leurs dessins, si séduisants.

Par cette habitude de ne pas donner de moyens au paysage, on en vient à « théoriser l’impuissance », selon la formule de Georges Descombes. Se développe parallèlement l’idée que les maîtres d’œuvre peuvent devenir des médiateurs sociaux, assistant une population à réaliser ce qu’elle voudrait et qui sera visité sur Internet. Mais non, nous sommes là pour aider les collectivités à fabriquer leur territoire. Sans complaisance. Cela n’exclut pas de collaborer plus et mieux avec les habitants. Mais sans démission, sans répondre à moitié prix pour des travaux inconsistants. Si tout est fragile, on se sent précaire : il faut au moins que les sols témoignent d’une pérennité.

Nous sommes aussi confrontés à des superpositions de compétences terriblement contre-productives. En France, il n’est pas rare que nous soyons face à trente personnes en réunion, contre quatre ailleurs. La multiplication des commanditaires se traduit par des ordres et contrordres, les contraintes et les prérogatives des uns et des autres dessinent des lieux qui seront difficiles à comprendre dans l’avenir !

Malgré tout, je reste optimiste. Nos compétences ont progressé en même temps que la commande évoluait. Ce que les étudiants aujourd’hui connaissent des mécanismes de fabrication du territoire, notre génération en ignorait tout et ils savent faire incomparablement plus intéressant et riche. Nos capacités d’exportation se sont élargies : nos méthodes, notre éthique s’appliquent dans des situations très diverses. L’école française jouit d’une reconnaissance internationale qui tient à la conscience qu’un projet n’existe que par la transformation d’un déjà-là. Cette notion, que Corajoud et Chemetoff ont développé et théorisé, reste encore marginale dans beaucoup de cultures, où le paysagiste vient ornementer ce que d’autres ont imaginé et où la transformation n’est pas si importante. Mais elle est de plus en plus reconnue et copiée.

Bien entendu, les écoles doivent être puissantes : il est vital que nous, professionnels et enseignants, ayons des lieux de recherche, de partage, de réflexion spéculative avec les étudiants, nos interlocuteurs privilégiés, qui nous permettent de développer nos hypothèses, d’étudier l’évolution du monde, d’être spéculatif et aussi d’évaluer les réalisations. Enseigner à l’étranger a aussi cette fonction d’évaluation par comparaison, clé en particulier pour nous, paysagistes qui ne peuvent évaluer dans le temps leur production. À Harvard, j’apprécie cette ouverture d’esprit, la rencontre avec des étudiants venus de partout, qui oblige à un sérieux recul sur ce qu’on raconte : comment intéresser des Chinois résidant aux États-Unis à la prise en compte de l’histoire du territoire en France ?

J’insiste sur la nécessité de sortir du débat entre formalisme et animation sociale – une dérive qui ne répond ni au monde actuel ni à l’avenir. Nos projets ont besoin de grandeur, cette grandeur qui fait parfois l’envie de nos confrères à l’étranger. Nous avons à apporter une compétence particulière, pour transcender des besoins et imaginer une ville qui donne un bonheur quotidien à ses habitants et que les générations futures pourront encore aimer.

 

(propos recueillis par Frédérique de Gravelaine)